Biopolitique
contre biopouvoir:
Luttes
des professionnels de santé et ratés de
l'externalisation
hospitalière
by Anne Querrien et François
Rosso
"L'hôpital a beaucoup changé. D'un lieu de vie où l'on soignait il
s'est
transformé en une
usine à soins, aux plateaux techniques de plus en plus
spécialisés."
Alors
que l'externalisation des activités hospitalières commence à toucher
les activités de soins
elles-mêmes, les récentes grèves des personnels
soignants
libéraux sont venues rappeler à l'opinion publique qu'une telle
politique ne
conduit pas nécessairement aux économies au nom desquelles elle
se mène. La croissance de la
demande de soins, l'ouverture à de nouvelles
performances
permise par l'évolution technologique, les exigences
d'information et de
garantie de résultats par les malades, exercent sur le
système de santé une pression à la
qualité, et à la hausse des dépenses, peu
compatible avec
les promesses de diminution des charges sociales faites aux
entreprises et aux
particuliers.
L'hôpital a beaucoup changé. D'un lieu de vie où l'on soignait il
s'est
transformé en une
usine à soins, aux plateaux techniques de plus en plus
spécialisés. Il s'est rationalisé, restructuré. Du prix de séjour ont été
retirés tous les éléments de confort
que le malade fera prendre en charge
par sa mutuelle s'il en a une :
nourriture, télévision, téléphone. De la
gestion de l'hôpital ont été externalisés
tous les services de vie
collective qui
pouvaient être sous-traités à des entreprises extérieures :
le nettoyage des sols, les
petites réparations, l'informatique, la
logistique. Comme
toutes les entreprises " post-fordistes "
l'hôpital s'est
replié sur son " coeur de cible
", pour mieux travailler à le rentabiliser.
Le
secteur public et le secteur privé se partagent de
manière inégale les
effets de cette rentabilisation au
sein de nouveaux partenariats
géographiques dans
lesquels le premier prend en charge les urgences et les
pathologies
graves, ainsi que l'enseignement universitaire,tandis que le
second capte de plus en plus la
chirurgie. En amont les médecins de ville,
qui avaient cru pouvoir exercer
" librement ", sont transformés en sas ou en
orienteurs, et
assujettis de fait au fonctionnement de l'économie
hospitalière
d'ensemble. L'acharnement au travail ne suffit plus à compenser
le blocage des revenus qui en
résulte.
Avec
l'externalisation des services hospitaliers liés à la vie quotidienne,
le malade a perdu les
interlocuteurs les plus facilement accessibles pour
relayer ses demandes auprès de
l'équipe de soins. Le médecin de base a
également perdu
le contrôle de l'évolution des technologies qu'il utilise.
Même la
stérilisation des instruments et pansements fait
maintenant l'objet
d'une industrie en pleine expansion,
du fait de l'augmentation des maladies
nosocomiales. Les
études d'évaluation du management sont également
sous-traités à des
bureaux d'études privés dont la santé n'est que l'une des
spécialités.
L'hôpital, à peine modernisé par la réforme des années 60, part
en morceaux chez les prestataires
privés qui se pressent d'autant plus à son
chevet que les prestations
sous-traitées sont toutes financées, comme le
traitement du malade,
par la sécurité sociale. Le malade est aspiré vers la
manifestation
pathologique comme seul message recevable par un hôpital
replié sur son " coeur de cible
".
L'hôpital
se concentre sur les courts séjours à niveaux élevés
d'intervention
technique, sur les opérations au degré de complexité
machinique le
plus élevé, celles qui concentrent tous les récents acquis de
la science médicale, et dont le
développement demande la mise en oeuvre de la
" démocratie
sanitaire ", c'est-à-dire d'un
dialogue qui pourvoit à
l'information des
médecins, des pharmaciens et des différentes professions
présentes dans
et à l'extérieur de l'hôpital et à l'amélioration sociale des
soins.
Dans le
cadre des agences régionales hospitalières, l'hôpital public n'est
plus le centre du système de soins,
mais seulement le maillon technique d'un
réseau. Le malade est
renvoyé en ville pour des examens complémentaires, et
vers des établissements moins
sophistiqués de long et moyen séjour, s'il n'a
pas les moyens de poursuivre sa
convalescence dans sa famille. Les hôpitaux
eux-mêmes sont
spécialisés ; le réseau ne fait effet qu'à l'échelle
régionale. Hors
de l'hôpital, ou même dans les consultations externes, le
malade est censé prendre conscience
grâce à la transparence des prix du coût
qu'il fait supporter à la société,
et donc de la nécessité de moins
consommer. Mais
la sécurité sociale lui donne le droit de consommer
autant
que le médecin lui prescrit. La
segmentation du système, la spécialisation
de chaque rameau, poussent à
l'inflation.
Il en ressort à la fois entre
patients et entre praticiens une
individualisation des
pratiques, une opposition objective entre les uns et
les autres, que le système oblige
à concourir aveuglément, sans débat, à
dépenser un budget commun limité, mais
dont on sait qu'il sera abondé en
tant que de besoin. La
rationalisation économique se fait sans débat public,
et sans résultat tangible.
L'Etat
cherche alors à inculquer le souci de l'économie par le paramétrage
du temps, la suppression des
temps de communication informelle. Un surcroît
de technicité et de dépendance
hiérarchique en découle : la justesse de
l'acte ne tient plus à la qualité de
la communication entre le médecin et
son patient mais à l'observance du
protocole défini pour ce diagnostic. Une
amélioration de ce
protocole peut être obtenue par l'incorporation de
réflexions de
malades à la définition du processus de soin. Elle suppose que
ce soit la maladie en tant que
telle qui soit représentée auprès du
collectif de
soignants au plus haut niveau. Transformer en ressource le
savoir collectif des malades à côté
de celui des soignants est une
proposition
nouvelle qui s'enracine dans l'expérience des maladies de longue
durée, et cherche à faire échapper
les malades au stigmate du handicap
social. Il n'est pas sûr que la " démocratie sanitaire " qui en découle
recouvre l'ensemble des situations de
recours à l'hospitalisation.
La
reconfiguration hospitalière en cours s'accompagne d'une résidualisation
de l'intervention médicale à
laquelle la responsabilisation du malade peut
apporter son concours. Le patient bien
informé qui sait que son état de
santé se contrôle par un examen
biologique dont il connaît les valeurs de
référence,
a-t-il besoin d'une consultation, rapide, pour ordonner cet
examen ? Non.
Pour en interpréter les résultats, pas plus. Il
entretient
seulement une
relation pour le cas où il aurait besoin de plus de soins.
L'informatisation
de l'hôpital et de la santé a transformé les symptômes
parlés en signes lisibles à partir
d'examens, mobilisant toute une chaîne de
production dont
le médecin n'est plus que le donneur d'ordre et l'interprète
final. Le malade peut tendre à
occuper la même place, auquel cas le médecin
ne serait plus que le recours en
cas de sortie du profil.
On se
fourvoie en pensant que ce sont les consultations de
généralistes qui
grèvent le système de santé. Elles ne
représentent que 5% des dépenses
nationales de
maladie, tandis que les honoraires de spécialistes ne font que
8% et ceux des autres spécialistes 8% encore. Mais il s'agit des dépenses
directement
engagées par les patients, celles par lesquelles passe le
message de contrôle et de
rationalisation qui doit obtenir l'assentiment
politique des
patients pour la reconfiguration hospitalière.
Dans
cette reconfiguration, cette redistribution des activités de l'hôpital
vers les entreprises privées qui
fournissent à lui-même, ou aux patients, un
ensemble de services exteranlisés,
l'hôpital se passe en fait de plus en
plus de la parole du malade. Il met en machines, en examens, en protocoles,
les constats faits à même le corps
et fonctionne avec ses ordinateurs,
compare, simule, communique. L'hôpital
est devenu une machine à produire des
données, des images, et des
traitements à exécuter. Les corps individuels à
propos desquels sont produits ces
images et ces données, les agents chargés
de les modifier, sont des rouages
de ce fonctionnement. Il ne se transforme
que quand de nouveaux corps lui amènent
de nouvelles données, de nouveaux
problèmes, quand
de nouvelles machines lui permettent de nouvelles
performances. Le
biopouvoir
impliquée, huile
encore ces rouages, mais peut aussi les gripper lorsqu'elle
n'y trouve plus les conditions de
sa propre santé ; la libido malade, elle,
s'épanouit, et
appelle à l'extension du système. Elle en est la force
vive
pour autant que lui soit garanti le
pouvoir économique.
Or cet ensemble est déréglé au sommet. La nouveauté qui surgit
en permanence
à l'hôpital ou dans la clinique
dessine un double mouvement d'expansion
conjuguée des
corps et des techniques, déploie une nouvelle biopolitique. La
santé publique ne consiste plus à
remettre en état de travailler, mais à
faire résister mieux et plus
longtemps. Elle s'inscrit dans un ensemble de
mesures destinées à permettre à chacun
de vivre dignement, par le revenu,
par le logement, par l'éducation,
par la santé, par la culture. La santé est
devenue un droit. La dignité de la vie
implique, dans la sensibilité
contemporaine, le
soin jusqu'à la limite, toujours repoussée, des
connaissances
scientifiques disponibles, soit l'accès sans limite à la
technicité
cultivée à l'hôpital. La dignité de la vie suppose également
l'implication
consciente du malade concerné, ou de ses proches, dans les
manoeuvres faites
pour la maintenir ; elle suppose l'association des malades
à la gestion de leurs corps.
La
marginalisation des professions de santé par le numerus clausus et la
limitation administrative
des rémunérations, les a exclues jusqu'ici, sauf
pour quelques groupes et individus,
du mouvement de la société vers une
meilleure santé.
Le fonctionnement financier de
l'hôpital et de la
sécurité sociale a fait de la défense
de l'acte médical le drapeau de la
résistance contre
toutes les transformations alors que de nouvelles formes
d'activité sont à
inventer. Paradoxalement, l'urgence et le côtoiement
avec
la mort, comme moments de
réactivation de l'aléatoire et du collectif, sont
devenus les moments privilégiés de
l'exercice de la médecine, de la
mobilisation du
désir de soigner.
Cependant
l'urgence elle aussi est soumise à la passion
régulatrice et
trieuse des agences d'hospitalisation.
Un numéro d'appel commun, le 15,
tente de mettre au point une
capacité de diagnostic à distance, comme dans
les entreprises d'assurance
spécialisées dans l'assistance au voyage et le
rapatriement.
L'évolution du financement de la santé en ce sens est
d'ailleurs
envisagé. Il ne s'agirait plus d'une mutualisation
fondée sur la
capacité contributive liée au travail,
mais d'une assurance fondée sur le
risque estimé à partir d'un profil
sanitaire individualisé. Comme pour les
voitures ce financement pénaliserait
ceux qui en ont le plus besoin. Sur le
traitement de la
maladie à distance, de nombreuses recherches techniques
sont en cours et en train d’aboutir
; elles permettront de concentrer encore
davantage
l'expertise médicale dans des centres très spécialisés, et de
faire effectuer une fraction plus
importante des soins par des auxiliaires.
La
reconfiguration sanitaire, menée par les Agences de régionalisation
hospitalière, dont
les directeurs sont des haut fonctionnaires nommés en
conseil des ministres qui bénéficient
de salaires exorbitant du droit
commun, aboutit à une nouvelle carte
sanitaire, qui distribue l'expertise
médicale et la technicité dans des
lieux très spécialisés où elle peut être
au maximum rentabilisée. La
démocratie sanitaire, susceptible d'intervenir
en ces lieux, risque de n'être à la
portée que d'une poignée de malades qui
cacheront la
forêt des sans voix. Le transport des données, après opération
ou traitement, dans les lieux de séjour effectifs, risque de
se faire plus
que jamais dans le secret médical
et l'impossibilité de compréhension sinon
d'accès à l'information. La
possibilité de recours juridique acquise
récemment peut
devenir un alibi.
La
reconfiguration des hôpitaux comme toutes les restructurations
industrielles vise à
réduire le personnel à rémunération garantie tout en
répondant à une
demande accrue, grâce à un dispositif technique et
managerial plus
performant. Elle s'est attaquéé d'abord aux
professionnalités non
centrales. Pour les professionnalités centrales, les
médecins et les infirmières, la stagnation
et les départs volontaires
étaient supposés effectuer les
réductions nécessaires. Mais la demande est
telle que ces restrictions n'ont pas
permis d'économie, mais occasionné des
mouvements
sociaux, et une démoralisation accrue. L'accord 35 heures et
la
proximité des
élections ont rendu la situation intenable : un recrutement de
45 000
infirmières a été prévu avec d'autant plus de facilité
que les
fermetures
d'établissements le rendront inutile. Il n'y a
d'ailleurs plus
guère d'infirmières formées à recruter
en
les chercher en Espagne, ou de
rappeler les anciennes.
L'accord
35 heures dans le public a été immédiatement suivi
d'une explosion
dans le secteur libéral, où
l'accumulation des heures était devenue le seul
moyen de garantir le revenu,
grignoté par les assurances professionnelles et
les cotisations de retraites. Le
mouvement des médecins et des autres
professionnels de
santé vise à travers la rémunération la gestion
indépendante des
conditions d'exercice professionnel menacée par la
rationalisation du
système de santé.
Les
salariés des hôpitaux et tous les salariés soutiennent
cette défense du
revenu comme s'il s'agissait de
salariés comme eux. Chacun manifeste ainsi
le désir de consacrer plus de
moyens à la santé, à la vie. Si les dépenses
de santé augmentent trois fois
plus vite que les prix moyens, c'est parce
que les gens veulent se soigner,
croire dans leur médecin et dans leur
hôpital, ne pas subir la fatalité. Certes
la dimension économique est
présente dans l'organisation des soins,
mais comme une des dimensions du
débat seulement. Un
débat indispensable pour choisir publiquement la
direction du
développement ; la restriction et la contrainte à un bout de la
chaîne des soins n'équivalent pas à
une économie sur l'ensemble. C'est
l'ensemble du
coup qui est à réinterroger. Dans ce débat, la
représentation
des maladies identifiées est
souhaitable et nécessaire, mais elle n'est pas
suffisante. Le
choix politique de la hauteur de l'investissement que les
vivants décident d'affecter à leur
santé les concernent tous. Quelle part du
revenu collectif consacrer à se
soigner ? Comment utiliser cet argent ?
L'expertise
des malades à côté de
l'institution d'une démocratie sanitaire. Elle la cantonnerait aux
professionnels de la
maladie, savants et profanes, alors que la santé est
affaire de vie, choix éthique, quel
que soit l'état de santé ou d'activité
de chacun. De ce
choix politique général les termes ont à être explicités,
déspécialisés,
ouverts, mis à l'appréciation de tous.
Le
soutien des patients aux professionnels de la santé,
l'acceptation de
payer le prix de la consultation
plus cher, monte que la vie n'est pas faite
seulement d'économies,
mais de relations, aux valeurs changeantes et
incommensurables. Les
droits récemment reconnus aux malades font valoir
l'importance de ces
relations, du respect, de l'information. Les accords
pour les 35 heures ont reconnu
l'importance des relations hors travail,
familiales,
citoyennes. L'acte médical est une forme particulière
de
relation, non réductible à son tarif,
une relation transformée par les
médecins et les patients en borne de la
rationalisation sanitaire.
Ends