Globaliser
la solidarité :
L'inconditionnalité
du revenu comme mutation décisive du salariat dans la transformation actuelle
du capitalisme
by
Yann MOULIER BOUTANG*
3-5
décembre 2001
[Apologies
if the text is hard to read. I could not re-format it for fear of distorting
tables etc. Ed]
Préambule
en trois remarques
Avant
de passer aux trois remarques par lesquelles, j'introduirai mon propos, j'ai plusieurs
remerciements à adresser à mes collègues du centre interdépartements de
recherche sur l'utopie. Le premier est de m'avoir invité dans un cadre aussi
exceptionnel que celui de Lecce. Le second va au sujet qui nous réunit : sujet
auquel un économiste est particulièrement sensible mais le plus souvent en
circuit clos sans avoir à se confronter aux autres disciplines. Il faut
globaliser l'étude de la globalisation. Le troisième tient à la procédure de
discussion adoptée pour aborder les questions : prendre son temps pour exposer
et discuter en toute liberté est un art qui se perd. Pekka Himanen y verrait un
bel exemple du modèle de l'éthique hacker, celle de l'Académie versus
les modèles monastique et protestant de l'esprit du capitalisme pour qui le temps
c'est de l'argent[1].
A.
Les deux mondialisations : une mondialisation peut en cacher
une autre. Ma
première remarque porte sur l'ambivalence du terme de globalisation ou de
mondialisation (le français distingue les deux à la différence de l'anglais).
La globalisation et mondialisation n'ont à priori pas bonne presse auprès de
tous ceux quoi tentent de penser l'ouverture du monde à l'utopie
transformatrice. La marchandisation du monde ressemble une clôture bien plus
qu'à une dilatation des dimensions de la planète. L'heure est surtout à une
critique de l'autosatisfaction néolibérale qui a régné pendant plus de de vingt
ans. La questioin n'est pas tant d'être contre la mondialisation, que
d'être contre la forme dominante que revêt cette mondialisation. Si l'on
réfléchit, cette position pour une "autre mondialisation" (baptisée
souvent de "régulée") peut vouloir dire deux choses bien différentes.
La première, c'est qu'une mondialisation différente de celle qui est en train
de prendre forme, plus juste, nourrit notre refus et doit être inventée. Avec
le risque que cette opposition anti-mondialiste demeure protestataire, morale
et sans débouché politique immédiat. C'est le reproche que font les partisans
néolibéraux de l'actuel cours des choses. Mais il existe aussi une autre
hypothèse beaucoup plus radicale : que la mondialisation capitaliste à l'oeuvre
soit la réponse à une transformation déja en acte des comportements, des
mouvements sociaux, des représentations, qui ne peut plus être contrôlées dans
le cadre "international" et l'ordre économique mondial des Nations[2]. Dès lors, dérrière la
mondialisation capitaliste actuelle, il faudrait déchiffrer une autre
mondialisation, positive, transformatrice et pas simplement réactive. Ma préférence va à cette dernière hypothèse
qui ancre l'espoir et le projet dans les nervures de la réalité.
B.
La solidarité ou la fraternité régulatrice. Ma seconde remarque porte
sur le terme de solidarité qui occupe notre session. Ce terme est-il fondé
rigoureusement. Il a été utilisé souvent et paraît dévalué. Je vais pourtant y
recourir pour une raison simple : le refus d'accepter la classique et calamiteuse alternative (récemment
illustrée par Norberto Bobbio) du choix de l'égalité OU de la liberté. Mais il
ne suffit pas de refuser. Selon cette doctrine, on ne pourrait choisir la
pleine égalité qu'au détriment de la liberté et vice versa. Le socialisme
réalisé serait l'exemple repoussoir du premier terme de l'alternative proposée
et le néolibéralisme comme l'exemple du
second. Cette polarité n'est pas niable historiquement, mais elle a été et est
encore désastreuse. Elle est aujourd'hui à la racine du mortifère TINA (there
is no alternative) argument fort des néo-libéraux et des partisans du
marché. Je crois que l'idée de
solidarité exprime un e voie de sortie différente. Pourquoi ? Parce qu'elle
réunit en un tout indissociable les trois terme de la liberté, de l'égalité et
de la fraternité. On sait que ce troisième terme est vite tombé dans les
oubliettes de l'histoire. Et je voudrait dire ici en quoi sans elle l'égalité
et la liberté ne se limitent pas l'une par l'autre, mais se détruisent
mutuellement ou établissent une paix armée pleine de sous-entendus. Seule la
fraternité empêche de mesurer la liberté à l'aune du pouvoir de l'Etat et de la
propriété privée, et celle de l'égalité à l'aune de la liberté de l'entreprise
ou de la Terreur. La liberté ne s'arrête pas là où commence celle d'autrui ou
plutôt sa propriété, mais quand elle est celle de n'importe quel d'entre nous,
n'importe quel d'entre nous comme autrui, comme "mon semblable mon frère
"et pas n'importe qui ( un qualunque qualunquisto).La limite de
l'égalité quant à elle, commence bien avant la mort de la liberté, elle
commence quand la fraternité vacille ; quand l'égalité marchande broie la
justice distributive, quand l'égalité entre les Nations dans la course au
développement fait bon marché du réchauffement de la planète ou de la prise en
compte du droit des enfants et des droits sociaux. La liberté d'indifférence
qu'exhalte l'égalité et l'ivresse d'égalité que procure l'exercice de la
liberté de choix n'offrent que des régulations paradoxales, chaotiques pleines
de bruit et de fureur, de camps et de famine. Car la solidarité n'est pas la
charité, cette aumône de la richesse libre à la pauvreté, cette fiction de
l'égalité dans l'autre monde de l'amour de ... Dieu. La solidarité n'est pas la
tolérance, cette aumône des libres et riches citoyens, cette fiction de la
liberté dans le monde inégal des minorités. Je m'empresse d'ajouter que la
solidarité n'est pas la fraternité paternaliste des familles exercée au
détriment des cadets. On n'est vraiment frère, soeur qu'avec ceux que l'on a
choisi en esprit et de coeur et non de sang. (il peut même arriver que des
frères de sang le deviennent en esprit).
Mais on n'est aussi frère qu'avec ceux avec qui on s'est
embarqué et non pas avec ceux avec qui
on est embarqué.
C.
Quelle solidarité à l'âge de la mondialisation ? Nous ne pouvons nous
contenter de la solution de la liberté libérale comme le moins pire des régimes
après la désillusion du socialisme réalisé, c'est-à-dire la solution de
l'égalité prétendument la plus égale possible. L'écroulement du Mur du Berlin
et de l'Union Soviétique(1989-1991) a marqué la fin de la première "solution"
mais l'écroulement des Twin Towers, la progression génocidaire du Sida marquent
aussi la fin du néo-libéralisme dans sa prétention de réguler ou d'administrer
( rule , régner dit l'anglais sans complexe ) le désordre. En 1934,
Roosevelt accusait les classes dominantes de n'avoir pas de projets, pas
d'idées en dehors de la conservation des avantages acquis. Ce diagnostic
s'applique aujourd'hui cruellement. Hormis les "affaires" (business)
et la guerre contre ce qui y fait obstacle, on ne trouve pas beaucoup d'idées
de transformation. Les systèmes de justice sociale nés dans la réaction à la
Grande Dépression et la deuxième guerre mondiale sont en crise. Les 25 ans de
crise qui ont suivi les trente glorieuses ne semble pas conduire au moindre
mouvement de refondation. Dans un panorama si peu réjouissant, pourquoi faire
appel à l'idée de solidarité, en quoi l'idéal de fraternité nous ferait-il
avancer d'un pas. L'ennui en effet est
que le terme de solidarité a été galvaudé et manque de contenu. En quoi globaliser
la solidarité, c'est-à-dire accoler ces deux notions qui se fuient aux
antipodes est-il une réponse. C'est ce
que je voudrais essayer de montrer dans mon intervention
Ma
thèse est que c'est autour d'un revenu inconditionnel d'existence, du droit à
vivre donc à un revenu garanti que peuvent se construire dans une société
globale les conditions de la fraternité régulatrice de la liberté et de
l'égalité _ce qui me satisfait comme philosophe_, mais aussi d'une société plus
riche de biens réels (ce qui n'est pas négligeable pour l'économiste que je
suis).
C'est
une thèse que je défends depuis longtemps, mais il s'agit d'une utopie
collective en ce sens que si elle n'est réalisée complètement nulle part,
elle court tel un fleuve souterrain dans les mouvements qui agitent le corps
social de l'Etat Providence.
Bien
des ambiguités, certes, car se retrouvent autour de cette idée à la fois des
néolibéraux (M. Friedman) et des penseurs post-communistes comme Gorz, A.
Caillé, A. Negri, en passant par toutes les nuances de l'échiquier politique
dont quelques prix Nobel plutôt centristes. Je fais partie du BIEN animé par
Philippe Van Parijs (le Basic Income European Network) qui réunit des
chercheurs en sciences sociales, des économistes de toutes obédiences. Il
existe un débat entre nous qui ne porte plus sur le principe mais sur le niveau
de ce revenu. J'essaierai de clarifier le contenu de cette garantie de revenu
et ses diverses caractéristiques.
Quel
plan ?
Nous
essaierons d'illustrer cette thèse en développant deux points préalables
A.
Les transformations du capitalisme aujourd'hui et
l'émergence du capitalisme cognitif.
B.
En quoi la globalisation peut être interprêtée comme
tournant autour du problème du soldage des externalités positives comme négatives
en classant ces dernières selon leur nature.
Ce qui nous permettra d'examiner :
C.
Les caractéristiques du revenu inconditionnel universel ou
citoyen
D.
Les obstacles qui sont opposés à cette utopie tranformatrice
et comment ils peuvent être levés
A.
Le basculement du capitalisme vers le capitalisme cognitif.
L'hypothèse
du troisième capitalisme
La présente
contribution s'appuie sur les travaux menées autour d'un programme de recherche
que nous appelons le capitalisme cognitif[3] et sur nos recherches sur le salariat d'un
point de vue des transformations de longue durée du capitalisme historique[4].
La
thèse générale défendue ici est que la transformation qui touche l’économie capitaliste
et la production de la valeur est globale. Elle marque la sortie du capitalisme
industriel né avec la grande fabrique manchestérienne qui reposait
essentiellement sur le travail matériel ouvrier de transformation de ressources
matérielles. Pas plus que le capitalisme industriel n’avait rompu avec la
substance du capitalisme marchand esclavagiste, le capitalisme
“ cognitif ” qui s'annonce et qui produit et domestique le vivant à
une échelle jamais vue, n’évacue le monde de la production industrielle
matérielle : il le ré-agence, le réorganise, en modifie les centres nerveux.
C'est
en fait à un changement de paradigme total que les NTIC sont en train
d'aboutir, comparable seulement à la dilatation du monde que l'on a observée
entre 1492 et 1660, et encore cette dilatation n'est-elle pas de même nature.
Non seulement les paramètres de l'espace et du temps sont radicalement
modifiés, mais la refonte radicale des représentations qui est à l'œuvre touche
aussi bien la conception du faire, du sujet du faire, que celles de l'agir, de l'acteur, du
produire et du producteur du vivre et des conditions de la vie sur terre . La
description phénoménologique de la mondialisation a été largement faite
désormais ; la principale caractéristique est que le rétrécissement radical des
distances et les bas coûts d'acheminement et de transmission de l'information
numérisée, ne constituent pas un simple moyen au service des unités anciennes,
mais opèrent une mutation radicale des découpages de pouvoir. Les niveaux administratifs
qui s'étaient édifiés lentement sur la décomposition du Moyen Âge (les Villes
Cités, l'Etat moderne, la Nation, et dernièrement les Organisations
Internationales) perdent de leur substance et de leur pertinence pour traiter
des problèmes et prendre décisions de façon autonome et cohérente.
Pour situer sommairement le capitalisme, nous distinguons trois configurations
principales du capitalisme qui peuvent être identifiées : le capitalisme
mercantiliste, fondé sur l’hégémonie de mécanismes d’accumulation de type
marchand et financier et qui se développe entre le début du XVI° siècle et la
fin du XVII° siècle ; le capitalisme industriel fondé sur l’accumulation
du capital physique et sur le rôle moteur de la grande usine manchesterienne
dans la production de masse de biens standardisés ; le capitalisme cognitif
fondé sur l’accumulation du capital immatériel, la diffusion du savoir; le rôle
moteur de l’économie de la connaissance et la production de connaissance et de
biens informations au moyen de connaissances.
Les
caractéristiques du capitalisme cognitif
Quelles
sont les caractéristiques de la mutation en cours depuis une trentaine d'années
et qui nous permettent de parler de capitalisme cognitif bel et bien en train
de s'installer ?
I.
L'économie se caractérise d'abord par la montée irrésistible
du rôle de l'information[5]. L'immatériel a dépassé
l'économie matérielle dans le montant de la formation de capital[6].
II.
La saisie de l'information, son stockage sous forme
numérisée dominent la production à partir de petits ordinateurs décentralisés
(1986) de plus en plus puissants, reliés entre eux par l'Internet (1995) et la
Toile. Cette révolution des nouvelles technologies de l'information et de la
communication[7] est plus profonde que la
révolution des chemins de fer et de la machine à vapeur à laquelle elle a été
comparée[8], car si elle couple la
démocratisation très rapide des ordinateurs personnels (PC) à l'utilisation de
moyens de transmission de l'information, révolutionnaire dans leur débit dans
leur coût ainsi qu'à leur mise en réseau mondiale, elle est loin d'être
épuisée.[9] L'utilisation des supports
biologiques plutôt qu'électroniques repoussera dans la décennie qui vient les
limites des mémoires et leur coût tandis que l'utilisation de nouveaux conducteurs
permettra à l'information d'emprunter des réseaux déjà existants et donc
d'abaisser leur coût davantage encore. Les innovations en matière de
bio-technologie, de science de la vie sont relancées par les NTIC et les
relancent à leur tour.
III.
Les perspectives de croissance des économies sont
étroitement liées à une réorganisation de la production. La production de
marchandises matérielles au moyen d'autres marchandises matérielles, perd son
caractère central et cède la place à la production de connaissance au moyen de
connaissance.[10]
IV.
Dans la croissance, l'innovation continuelle revêt un rôle
endogène.[11]Cette innovation prend sa
source privilégiée dans les processus cognitifs interactifs de coopération, de
codification à travers la numérisation des savoirs jusque-là tacites[12] et leur captation aussi
bien par l'entreprise, que par le marché et la puissance publique. Le progrès
technique n'est plus une caractéristique exogène, il prend la forme d'un
"système socio-technique" caractérisé par les N.T.I.C.[13]La connaissance et la
science qui avaient été incorporées dans la valorisation du capital industriel
tout en demeurant distinctes deviennent le lieu hégémonique du système[14]. C'est ce qui est nommé par
le terme de Knowledge based economy, (économie reposant sur la
connaissance).[15]
V.
Le modèle smithien de division du travail de la manufacture
d'épingles, perfectionné par le taylorisme, se trouve invalidé sur trois plans.
Sur la spécialisation de l'activité : la réduction du travail complexe au
travail simple ainsi que la division de l'exécution d'avec la conception ne
sont plus les facteurs déterminants de
l'augmentation de la productivité. La taille du marché perd également de sa
pertinence dans une "économie de variété" soumise à une forte
incertitude de la demande. L'innovation enfin, lorsqu'il s'agit de la
coordination de processus complexes, est freinée par la division taylorienne du
travail ; les gains de productivité ne résultent plus d'économies d'échelle
pour pallier des rendements marginaux décroissants.[16]
VI.
Dans la division du travail post-smithienne, la logique est
cognitive, car ce sont les économies d'apprentissage qui interviennent
dans la différenciation des marchés et la concurrence inter-capitalistique.[17] Les valeurs d'autonomie,
d'intelligence (comme faculté de donner une réponse satisfaisante et nouvelle à
une modification de l'environnement ou du contexte non prévue ou programmée)
deviennent les sources majeures de la valeur puisque l'incertitude, bien plus
que le risque calculable, s'impose comme partie intégrante de la complexité.
VII.
Dans l'économie du deuxième capitalisme (industriel),
l'usine et la production représentaient le coeur du système auquel étaient
assujettis les autres moments (la circulation, la consommation, la
redistribution et la reproduction). La valorisation de l'argent était
subordonnée au passage par la forme marchande M, représentée par l'échange
monétaire de biens manufacturés ou à la consommation productive de la force de
travail. Le capital financier demeurait soumis à la sphère industrielle, toutes
ses tentatives de s'en affranchir débouchant sur la spéculation ou la crise
(qu'elle soit fonctionnelle ou systémique). L'indépendance de la sphère
financière a été largement analysée[18] comme un "régime
d'accumulation à dominante financière ou patrimoniale". Ainsi, la valeur
semble désormais capable d'émerger de la sphère de la circulation monétaire
tandis que la sphère de la production industrielle et l'entreprise perdent le
monopole de la création de valeur et donc du travail qu'on qualifiait de
"directement productif".
VIII.
Cet élargissement de la production de valeur était déjà
présent au coeur du fordisme, mais avec l'avènement des NTIC, le bouleversement
des séquences productives touche aussi bien l'amont que l'aval de la
production. La consommation devient une coproduction en flux tendus puisqu'elle
permet de ne produire que ce que l'on a déjà vendu. Le marché précède la
production qui doit s'y intégrer étroitement[19]. La consommation par les
usagers produit l'information nécessaire à la régulation en temps réels de la
production matérielle. Ce que l'économie politique nommait des conséquences
indirectes des outputs se trouve réintégré dans la chaîne productive à
titre d' inputs déterminant pour réduire le risque de non-réalisation de
la marchandise.
IX.
Le déclin de la pertinence de la notion de travail
directement productif fait perdre tout sens à la performance individuelle au
sein de l'entreprise. S'y substitue une globalisation de la performance étendue
au territoire productif[20], à l'ensemble de l'économie
d'un pays donné[21]. On retrouve ce constat
dans les travaux tentant de construire un concept de valeur ajoutée directe où
l’on distingue les consommations incorporées dans le flux de richesses et
détruites comme moyen de production survivant à un cycle donné, des
consommations non incorporées qui deviennent le capital vivant de l’entreprise[22].
X.
La détermination des facteurs d'efficience dans la
performance d'une économie se heurte surtout à l'hétérogénéité des inputs.
Il ne s'agit plus de la question de l'irréductibilité du travail complexe au
travail simple, mais de la pluralité des inputs et du brouillage des
lignes de partages traditionnelles entre capital et travail. On peut
distinguer, en suivant R. Nelson et P. Romer, le hardware (matériel-machine),
le software (logiciel) et le wetware[23] (activité du cerveau) au
lieu de la distinction binaire capital/travail. À ces trois composantes vient
s'ajouter une quatrième dimension, celle des réseaux (Netware). Nous
avons interprêté ailleurs l'importance de ce wetware comme la nécessité
croissante pour le processus de valorisation capitaliste de maintenir le
travail vivant comme travail vivant tout au long du cycle et de ne pas le
réduire à du machinisme comme objectivation de la science en travail mort[24]. On peut rapprocher cette
idée de celle des savoirs idiosyncrasiques ou des savoirs implicites[25] contextuels et non
réductibles à des données binaires.
XI.
Le trait le plus emblématiqude du troisième capitalisme est
sans doute le netware ou réseau [26]qui s'impose comme un tertium
quid entre le marché et la hiérachie. La société de réseau est rendue
possible par l'informatique (la numérisation, la programmation, la diffusion de
l'ordinateur personnel et la constitution de l'Internet). Elle bouleverse les
conditions de l'échange de connaissance, de la production de l'innovation et,
partant, les possibilités même de captation de valeur par les firmes.
XII.
La combinaison du hardware, du software, du wetware
et du netware, inputs absolument nécessaires pour la production de
biens-connaissance implique la mobilisation de savoirs implicites ou
contextuels irréductibles tant à du machinisme, à du capital humain standardisé
qu'à la science objective comme expression du niveau de développement de la
société. Si la marchandise matérielle est remplacée par un bien connaissance
dont le référant est la formation de l'opinion publique, du langage et la
production de signes[27], le paradigme énergétique
qui avait servi à qualifier la force de travail dans le capitalisme industriel
comme la dépense d'un quantum d'énergie à reconstituer ne peut plus servir à
qualifier la nature de l'activité humaine ainsi que celle de la coopération[28]. Quand l'interconnexion
sociale des cerveaux s'avère la source majeure de valorisation, la séparation
de la force de travail d'avec la personne et d'avec ses affects devient de plus
en plus artificielle[29], tout comme la distinction
entre la formation de l'apprentissage et la consommation productive de
l'activité[30]. Le déclin des formes
canoniques d'emploi salarié, ne relèvent pas des ajustements conjoncturels aux
fluctuations de la croissance ou d'une simple adaptation structurelle à la
production flexible, mais à une crise constitutionnelle du salariat.
XIII.
D'un point de vue macro-économique, l'âge du capitalisme
cognitif ouvre une crise des instruments de comptabilité nationale. La généralisation des phénomènes
d'indivisibilité, d'interaction ne permet plus à l'analyse économique de rejeter
les externalités dans les marges du système. Les (dés)économies externes
constituent les conditions générales de la croissance, de l'investissement, de
la distribution des revenus[31]. L'exaspération de la
"norme marchande" produit une situation paradoxale : les prix de
transferts sont incommensurables avec les prix de marché[32] et les coûts de
transactions sont infinis. Deux raisons poussent à une globalisation du calcul
économique : l'extrême complexité des opérations et le coût prohibitif
d'attribution d'un prix via les mécanismes du marché. Cette transformation
explique que l'hypothèse des rendements croissants ou constants s'avère
davantage plausible que celle des rendements décroissants pour rendre compte de
l'innovation dans les firmes[33], de l'appropriation
innovante des nouvelles technologies[34].
XIV.
La spécificité du bien information quant à son usage, à son
enrichissement, son caractère non exclusif soulève deux types de problèmes
aigus pour le paradigme actuel de l'économie politique qu'elle soit d'obédience
néo-classique ou d'obédience critique. Le premier problème déjà discuté à
propos de la "new economics" américaine[35] est celui de la pertinence
des lois globales de la théorie des prix s'agissant de biens connaissance dont
la rareté n'est plus la caractéristique fondamentale et dont la nature se
rapproche des biens publics[36]. Le stockage d'information
sur le consommateur à travers les cookies, le coût marginal quasiment
nul de reproduction des biens connaissance remettent en cause le principe de
l'unicité des prix et du même coup les caractéristiques rééqulibrantes du
marché[37]( la main invisible).
XV.
Le deuxième problème est lié à la nature et à la
spécification des actifs susceptibles d'entrer dans l'échange marchand. Le
caractère public des biens connaissance pose le problème de leur production à
travers le système marchand. D'autre part, la levée des obstacles à une
reproduction et à un stockage presque infinis des biens immatériels, rend
problématique la création de droits de propriété exerçables sur eux.
L'exécution des droits de propriété privée se heurte à des difficultés
structurelles. Le problème des nouvelles clôtures se traduit par les procès
autour des droits d'auteurs sur les morceaux de musique téléchargés à partir de
l'Internet[38]. La brevétabilité des
logiciels est un second exemple. La marchandisation des bio-technologies, un
troisième[39].
II. La globalisation et les externalités
Interdépendance et rôle croissant des externalités
Une société
dans laquelle se manifestent les orientations du capitalisme cognitif tend à
accentuer et exercer directement un contrôle sur les lieux ou les acteurs
détenant des connaissances ou un potentiel de créativité technique (que ce soit
dans le domaine de la production, du commerce, ou de l’organisation). Il ne
s’agit plus, comme dans la société industrielle, d’accroître l’emprise sur les
lieux de production, de développer l’organisation de la production et de
maîtriser une capacité de production de plus en plus étendue afin de bénéficier
d’économies d’échelle ou d’effets d’expérience. Il s’agit principalement de
gérer des connaissances techniques, d’assurer le développement de processus
d’apprentissage, de créer des connaissances nouvelles, et de se ménager l’accès
à des connaissances disponibles à l’extérieur. Il s’agit aussi de mettre en
place des systèmes étendus de communication et de développer la gestion de
projets. Ainsi le paradigme du marché et de la hiérarchie s'avère de plus en
plus étroit pour penser la coordination des agents dans des systèmes complexes
et vivant. Ce "basculement du monde" (M. Beaud) comprend trois
piliers essentiels : les NTIC, les biens connaissances et la production du
vivant au moyen du vivant.[40]
Une
société capitaliste de ce type vise à placer au centre de la sphère de
production et d’intégrer pleinement à la sphère économique, marchande et non
marchande, des ressources qui leur étaient extérieures. Il s’agit souvent de
ressources dont l’intégration suppose l’établissement d’un certain nombre de
règles de nature institutionnelle. Le développement du capitalisme cognitif ne
peut en effet se réaliser sans un certain nombre d’aménagements institutionnels
réglant des activités, des relations et des droits de propriété dont
l’encadrement institutionnel se révèle insuffisant.
La complexification du monde et la différenciation de
la connaissance se traduisent par un rôle deplus en plus déterminant des
interdépendances. Or dans l'économie politique, non seulement néo-classiques
mais aussi classique, les interdépendances multiples sont des phénomènes
marginaux, exceptionnels. La subordination progressivement complète de toutes
les formes d'échanges à des échanges marchands exclut le phénomène des
externalités ou économies externes[41]. Il est symptomatique que
la croissance économique n'ait pas pu être expliquée correctement par l'économie
néo-classique et classique sans faire
appel à un extérieur ( une variable exogène comme le progrès technique, comme
la plus-value ou sur-valeur.
À l'ére du capitalisme cognitif, la production de
connaissance au moyen de connaissance n'est concevable qu'à partir d'un rôle
croissant des externalités positives, souvent réintégrées dans le calcul
économique sous la forme de connaissances implicites nécessaires à la mise en
oeuvre des connaissances explicites ou objectivées dans des données. Les deux lignes
directrices de l'installation d'un régime stable du capitalisme cognitif
consistent : 1) à faire apparaître les externalités positives dans une globalisation
qui sert aussi à solder les externalités négatives dans un souci d'éliminer
les sources de déséqulibre durable sur la croissance de la production
connaisance. 2) A capter les externalités positives et à les valider dans la
création d'un profit privé.
Sphères et types d'externalités positives
Mais ces
externalités sont de différents types. Et selon leur nature, leur réintégration
dans l'échange marchand est possible ou nom. Voyons les différents types
d'externalités positives (ou économie externes) qui peuvent être distinguées.
Le schéma 1 trace les quatres sphères de l'économie
globale qui s'encastrent les unes dans les autres et les six types
d'externalités que l'on peut distinguer. La sphère A correspond à la production
marchande (essentiellement l'économie privée).
La sphère B, à celle de la production non marchande
(ou économie publique). La sphère C
correspond à la sphère de la reproduction ( en particulier l'économie
domestique de la production de la famille. La quatrième sphère, plus englobante
est celle de l'activité de coopération des cerveaux et de production dee la connaissance, de la vie
et de la culture.
Il est facile de déduire que chaque fois qu'une
transaction opérée dans l'une des sphères englobée par une sphère qui est à son
extérieur
Schéma 1 Sphère et type d'externalités positives
D Activité, coopération,
vie, culture, connaissance
C Sphère de la reproduction (non productive)
B Sphère de la
production non marchande
EXT1
A Production
marchande
EXT2
EXT4
EXT3
EXT5
EXT6
(D,C,B pour A, D, C pour B et D pour C ) incorpore
comme inputs (ressources) des effets des transformations ou réactions qui s'y
déroulent, on a production d'externalité positive. Dans le cas des externalités
négatives c'est l'inverse : chaque fois qu'une transaction opérée dans une
sphère englobée produit des conséquences négatives sur la ou les sphères
englobantes on a une déséconomie externe. Ce qui s'exprime dans le schéma 1 bis
qui complète le premier.
Schéma 1 bis Sphère et type
d'externalités négatives
D Activité,
coopération, vie, culture, connaissance
C Sphère de la reproduction (non productive)
B Sphère de la
production non marchande
EXT7
A.
Production
marchande
EXT8
EXT10
EXT9
EXT11
EXT12
Ce
qui peut s'exprimer également dans le tableau 1.
Tableau 1 des 12 type
d'externalités
|
Sphère
fournisseuse |
Type d'externalités positives |
Sphère bénéficiaire |
|
Sphère non
marchande B |
EXT 1 |
Sphère marchande A |
|
Sphère reproductive C |
EXT 2 |
Sphère non marchande B |
|
Sphère reproductive C |
EXT 3 |
Sphère marchande A |
|
Sphère de la vie D |
EXT 4 |
Sphère marchande A |
|
Sphère de la vie D |
EXT 5 |
Sphère non marchande B |
|
Sphère de la vie D |
EXT 6 |
Sphère reproductive C |
|
Sphère marchande A |
EXT 7 |
Sphère non marchande
B |
|
Sphère non marchande
B |
EXT 8 |
Sphère reproductive C |
|
Sphère marchande A |
EXT 9 |
Sphère reproductive C |
|
Sphère marchande A |
EXT 10 |
Sphère de la vie D |
|
Sphère non marchande B |
EXT 11 |
Sphère de la vie D |
|
Sphère reproductive C |
EXT 12 |
Sphère de la vie D |
Ou encore plus simplement, par le tableau matriciel
n° 2
Tableau 2 Matrice des externalités
en fonction des quatre sphères
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Sphère
A |
Sphère
B |
Sphère
C |
Sphère
D |
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Sphère
A |
XXXXXXXXX |
Ext 7 |
Ext 9 |
Ext 10 |
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Sphère
B |
Ext 1 |
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Ext 8 |
Ext 11 |
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Sphère
C |
Ext 3 |
Ext 2 |
XXXXXXXXX |
Ext 12 |
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Sphère
D |
Ext 4 |
Ext 5 |
Ext 6 |
XXXXXXXXX |
Dans le capitalisme cognitif, ce sont les
externalités 4 et 5 qui font l'objet des stratégies de prédations ou bien
d'incorporation dans la sphère publique (B)
ou marchande (A) mais dans ce cas l'externalité disparaît et se trouve
résorbée dans la description de la comptabilité nationale.
Si la somme des externalités prélevée gratuitement
par l'économie marchande et non marchande sur les deux autres sphères devient
trop importante des mécanismes correctifs doivent se mettre en place pour
compenser les externalités négatives. Un bon exemple de ce type d'élargissement
de l'assiette de calcul des transactions marchandes et non marchandes via l'économie administrée
par l'impôt est fourni par Marx dans le livre I du Capital sur la question de
la législation de fabrique. Le prélèvement gratuit par les entreprises affamées
de travail devient si considérable qu'il menance la reproduction de la sphère
domestique et démographique et la survie biologique de la classe ouvrière.
Aujourd'hui le prélèvement sur les ressources de la
bio-sphère par le capitalisme industriel est tel qu'il faut donner un prix à
l'air. Mais il s'agit là d'exemple
d'externalités négatives quand les ressources prélevées dépassent le taux de renouvellement naturel.
Lorsqu'il s'agit de ressources illimitées comme les variétés de plantes dans un
milieu comme les forêts primaires humides, les entreprises peuvent dans un
premier temps se contenter de profiter de ces ressources sans avoir à les
payer, mais la marchandisation des molécules contenues dans les plantes,
c'est-à-dire l'instauration de droits de propriété exclusive supposera
l'organisation artificielle de la rareté (la destruction de la forêt par
exemple).
On peut donc résumer les caractéristiques de la
mondialisation actuelle dans le tableau 2 bis qui suit.
Tableau 2 bis Matrice des externalités en fonction des quatre sphères
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Sphère
A |
Sphère
B |
Sphère
C |
Sphère
D |
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Sphère
A |
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Ext 7 |
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Ext 10 |
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Sphère
B |
Ext 1 |
XXXXXXXXX |
Ext 8 |
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Ext 3 |
Ext 2 |
XXXXXXXXX |
Ext 12 |
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Sphère
D |
Ext 4 |
Ext 5 |
Ext 6 |
XXXXXXXXX |
La
première globalisation (marquée en violet continu sur le tableau 1
Par
le passage a) à la globalisation des frais de fonctionnement du capitalisme esclavagiste
et de servage; b) par le passage à la journée de travail normal.
Les
externalités commencent à être intégrées dans le raisonnement politique et dans
la politique économique même si ce n'est
pas le cas du point de vue de la théorie économique.
Les
trois sphères A, B et C sont intégrées au circuit économique d'ensemble.
1°
globalisation = (EXT1 + EXT2 + EXT3 ) + ( EXT 7 = EXT8 + EXT9)
La
deuxième globalisation fait entrer en ligne de compte la sphère D qui devient vitale
pour la valorisation du capitalisme cognitif
2°
globalisation + 1° globalisation +( ( EXT4 + EXT5 + EXT6 ) + (EXT10 + EXT11 +
EXT12))
La globalisation intervient avec la révolte des
producteurs d'externalités positives
La globalisation ou mondialisation correspond donc au
soldage des externalités 4, 5 et 6. C'est atour d'elles que se nouent les
batailles actuelles sur l'instauration de nouveaux droits de propriétés, de
clôtures[42]. Dans le capitalisme
industriel orienté vers la production de biens matériels, c'était la sphère C
et la sphère B qui jouaient un rôle crucial dans la production d'une valeur
dépassant celle d'un échange d'équivalents.
Mais la globalisation ou mouvement d'endogénéisation
de sphères englobantes de la sphère marchande ne peut pas être décrite comme un
mouvement unilmatérla du capitalisme. Au départ, la sphère marchande préfère
s'en tenir à l'exploitation des externalités positives en les maintenant comme
externalités (par exemple le regime d'Apartheid d'Afrique du Sud maintenait la
séparation entre le lieu de travail et le lieu de résidence dans des homelands
. C'est lorsque des mouvements sociaux font reconnaître la valeur de ces
externalités (en se faisant payer, ou en faisant payer les conditions de leur
reproduction ou sauvegarde, que le capitalisme se résigne, de mauvaise grâce le
plus souvent, à les inclure dans la sphère marchande et dans le calcul de ses
prix ou de ses coûts . Si nous revenons à l'exemple de Marx, qui narre la lutte
pour la journée de travail normale, la réglementation de l'Etat intervient pour éviter des conflits et des déséquilibres
graves à moyen terme du point de vue même de la survie du système du salariat
qui, à la différence de l'économie de plantation, devait assurer une
reproduction de la force de travail san avoir la solution de facilité de puiser
par la Traite dans le réservoir africain.
L'actuel mouvement d'expansion marchande du
capitalisme (sphère A et B) vers la sphère D et C traduit une poussée des
forces qui produisent les facteurs majeurs de la richesse. L'activité de
production de coopération cognitive dans la sphère D, l'activité de
reproduction de la population dans la sphère C inclut une quantité considérable
de temps, d'attentionqui n'est pas retribué par les deux sphères économiques au
sens traditionnel de l'économie politique. Ce cadre tracé, nous pouvons
examiner maintenant comment se pose le problème des mutations du salariat et
des mécanismes de l'État Providence dans le capitalisme cognitif globalisé.
La
crise majeure, systémique, qui guette le capitalisme cognitif n'est pas une
chute dans l'indifférenciation monétaire, ni les incertitudes dues à la
financiarisation de l'économie. C'est plutôt le contraire qui se produit. La
financiarisation de la production matérielle reflète deux choses à la fois : 1)
la trop grande lenteur de la transition en cours et ; 2) le mode de contrôle
sur la coopération des cerveaux qui ne sont plus maintenables dans la
hiérarchie industrielle par le biais du fordisme ou du taylorisme.
L'incertitude essentielle qui pèse dans le capitalisme cognitif concerne la
difficulté croissante de valider ex post la loi de la valeur travail,
bref d'inscrire les nouveaux rapports de propriété et les institutions qui
garantiraient la "loi du marché". La re-privatisation de la
coopération sociale n'apparaît plus comme un développement de la force
productive qu'est l'activité du travail vivant, mais une régression. Le
capitalisme cognitif ne peut plus recourir aux vieilles recettes du salariat.
Il est bloqué comme l'a été le capitalisme marchand quand il s'est agi
d'abandonner le travail dépendant non libre de l'esclavage ou du second
servage. Mais cette alternative considérable qui se dessine est largement
dissimulée par la mobilisation des vieilles catégories progressistes de la
critique de l'économie politique dans un sens réactionnaire et nostalgique du
capitalisme industriel et fordiste.
III
Le revenu inconditionnel d'existence pivot de transformation du salariat
Lois
sur les pauvres et externalités.
Historiquement,
à la différence des systèmes de travail dépendant esclavagiste ou de second
servage, où l'achat du travailleur au départ
et sans rémunération en cours de période active, impliquait de le
nourrir, de le loger, dans le salariat libre au départ il n'existe aucune
obligation de ce type pour l'employeur.
Il n'est loueur de la seule capacité de travail que parce qu'il se trouve ainsi
libéré de l'obligation de prendre soin de la personne porteuse de la force de
travail. Ainsi Adam Smith remarque-t-il que le salarié coûte moins cher que
l'esclave[43]. Un tel résultat n'était
évidemment obtenu que parce que l'employeur bénéfiçait des externalités
communautaires qui s'étaient construites durant l'esclavage ou le servage et le
travail libre urbain. Ce bénéfice s'éroda rapidement tant et si bien qu'il
fallut, sous peine de voir s'épuiser la disponibilité de main-d'oeuvre, que ces
externalités prélévées sur la sphère reproductive (C dans notre schéma) soient
compensées par des transferts vers les familles sous forme de politique d'aide
aux pauvres, puis de politique sociale (salaire indirect) afin de les
reconstituer comme réserves.
On
peut donc dire que le salaire indirect solde partiellement ou complètement,
selon les cas, la prédation par les employeurs des externalités positives qui a
pour conséquence si elle est laissée à elle-même de détruire la sphère
familiale et en général la sphère reproductive.
Ces
formes de compensation ont évolué dans le temps. L'aide aux pauvres invalides,
aux femmes et aux enfants vise à ne pas détruire les bases de la reproduction
des prolétaires. Durant le deuxième capitalisme, la couverture du risque de
maladie, puis de chômage, a progressivement créé les conditions d'une
régularité dans l'approvisionnement des entreprises en travail dépendant[44]. À la différence du système
des lois sur les pauvres, la prise en charge des familles, des mineurs, des
invalides et des retraités s'est faite à partir des années 1930, en fonction
des droits sociaux du conjoint actif. L'insertion stable dans le salariat est
la condition d'ouverture des droits. Il avait à l'origine pour fonction de
fixer la main-d'oeuvre dans le secteur salarié industriel. Un tel système est
efficace en période de plein emploi, mais beaucoup moins lorsque le salariat
devient discontinu et cumulé avec des types d'emploi non salarié.
D'autre part, lorsque les composantes de
l'activité acquièrent une quadruple dimension qui n'est plus seulement celle de
l'entretien du support corporel de la capacité de travail musculaire, mais qui
inclut la production de connaissance, la formation des cerveaux et la
coopération grâce aux réseaux de communication et aux nouvelles technologies,
c'est la sphère ( D sur notre schéma) de la production du vivant au moyen du
vivant qui véhicule et fournit les externalités positives les plus décisives
pour la formation de valeur ( l'invention, les connaissances tacites, la
coopération spontanée des cerveaux
malgré la division hiérarchique du travail et non pas grâce à lui[45]). Le salaire n'est plus la
rétribution du temps de travail, ni la quotité à verser à une fraction du
capital employé et immobilisé. Mais il n'est pas non plus le prix attribué à la
force de travail, sauf si dans cette dernière, on inclut la sphère D et plus
simplement la sphère C (dite de la reproduction).
Notre
thèse est alors simple. Elle s'énonce comme suit : dans le troisième
capitalisme, la production de connaissances au moyen de connaissances, ou plutôt
de l'activité inventive des cerveaux, mobilise un portion croissante
d'externalités positives ( 4, 5 et 6 sur notre tableau 2).
Mais
le mécanisme, qui avait prévalu dans le capitalisme industriel pour compenser
la prédation de ces externalités, ne peut pas suivre exactement la même voie.
L'attribution d'un prix et l'inclusion de portions de la sphère D dans
l'échange marchand ou dans les transferts non marchands par le mécanisme de
contrôle de l'insertion dans l'emploi salarié dépendant se heurte à des
difficultés considérables. Les biens connaissances ne sont pas appropriables
facilement avons-nous dit plus haut. D'autre part, le critère de l'insertion
dans l'emploi dépendant salarié n'est plus pertinent pour évaluer la production
de connaissances nouvelles, la force d'invention. La forme du salariat lié à un
emploi donné, accentue comme la marchanisation la prédation brutale des
externalités dans la sphère 4 (externalités 4,5 et 6) et conduit non pas à la
production d'une culture mais d'une caricature de la culture[46]
De
ce point de vue le capitalisme se retrouve dans une situation analogue à celle
qui avait été celle du capitalisme industriel à son aurore : le modèle salarial
en raison du rôle croissant des externalités de 4°, 5° et 6° type redevient
instable. Le capitalisme cognitif repose sur l'exploitation de plus en plus
forte des externalités liées à la quatrième sphère, mais le mécanisme qui
compenserait le déséqulibre en marchandisant cette sphère, produit à son tour
des externalités négatives massives sur l'environnement (10, 11 et 12 sur le
tableau 2).
Autrement
dit le circuit est foncièrement déséqulibré.
La
forme de compensation qui doit se mettre en place pour ne pas épuiser la sphère
D, est le revenu inconditionnel d'existence ou de citoyenneté. Ce mécanisme
compensateur se situe dans le prolongement du mouvement de construction d'un
salaire social de plus en plus important (illustré par la montée en puissa nce
non plus des salaires minimum, mais des revenu minimum tels le RMI en France). Mais il présente des caractéristiques propres.
Quelles sont-elles ?
Les
caractéristiques du revenu d'existence ou revenu garanti.
Un
tel revenu rémunère la coopération cognitive et le vivant comme vivant. Il
présente quatre caractéristiques majeures : son Inconditionnalité, sa
personnalisation ; sa cumulativité avec des revenus traditionnels de l'emploi
et enfin son niveau.
L'inconditionnalité
du revenu d'existence préserve la population d'un pays ou d'un territoire où
cette mesure est mise en place, de la contrainte du travail dépendant pour une
portion de son temps de vie où elle peut devenir productrice de connaissance,
d'invention, de création. Autrement dit elle préserve la population d'être
totalement absorbée dans les sphères A et B (marchande et non marchande). On
retrouve cette notion dans les capitalismes précédents mais à une échelle très
restreinte pour les artistes, les "marginaux" liées aux forces
sacrées ou religieuses ou régaliennes.
La
personnalisation de ce droit à une existence "tout court" est
également un élément majeur de déconnexion de la dépendance de l'activité
créatrice et novatrice de la sphère de la reproduction familiale ( C) et de
l'autorité de l'actif ou du chef de ménage. Si c'est à la personne qu'est
accordé un revenu garanti quel que soit son type d'insertion professionnelle ou
sociale et pas à l'individu avec ses différences de dons, de patrimoine, de
formation, sa forme est à la fois égalitaire et libre. La troisième
caractéristique découle de la seconde : le revenu d'existence ne rémunère pas
le travail, il lève la contrainte au travail en ce que cette dernière est
contre-productive, nuisible à la production de connaissance, mais il ne prétend
pas se substituer aux formes d'activités rétribuées dans les sphères A et B de
la société. Pas plus qu'il n'entend supprimer la famille en réclamant la
possibilité pour l'individu de ne pas dépendre du foyer paternel. Il augmente
la dose de liberté et d'égalité dans la société sans niveler les préférences
des humains. Mais fondamentalement la cumulativité est surtout le moyen de
permettre au chômeur de ne pas perdre la liberté de contribuer à la coopération
des cerveaux quand il reprend un travail dépendant ou salariat.
La
dernière caractéristique est enfin le niveau de cette garantie de revenu. Les
premiers essais de mise en place d'un revenu d'existence ont souvent été menés
par les libéraux qui y voyaient une alternative
aux mécanismes de plus en plus coûteux du welfare . Ainsi Yoland
Bresson, l'un des partisans le plus logique et systématique de l'allocation
universelle, proposait-il durant le mouvement des chômeurs de 1998 en France,
un versement de 1800 F. par mois et par personne, accompagné de la suppression
des autres formes d'aide sociale. Un tel niveau très bas, place cette
"indemnité" au niveau de la grande pauvreté. Elle se réclame d'une
action envers les plus pauvres et, comme dans tous les dispositifs d'aide qui
se sont succédé sous les deux premiers capitalismes (le mercantile et
l'industriel), elle vise à ne pas avoir d'effet désincitatif sur le travail
salarié (la trappe au chômage). Une telle réforme nous paraît se situer dans le
prolongement des mesures d'aides aux pauvres, et d'un retour à un État
assitanciel[47], mais surtout elle ne
s'attache pas à la compensation des externalités auxquelles le capitalisme
cognitif se trouve tout particulièrement confronté. Si l'on veut avoir un effet
sensible sur la redistribution des revenus, si l'on veut préserver les
conditions de création de connaissance, il faut que le niveau de revenu
garantie à la personne avant même qu'elle n'entrer sur le marché du travail
soit nettement au-dessus du niveau de pauvreté et pas très loin du niveau
actuel du salaire minimum.
Il
existe trois raisons pour que le revenu inconditionnel d'existence soit lié à
la personne, cumulatif et garantisse un niveau d'existence 'décent" à la
différence des niveaux actuellement concédés par les différents régime de
garantie de ressources. 1°) C'est un système plus juste, plus égalitaire, plus
libre. 2°) C'est un système qui découle des transformations profondes du type
d'externalités dominantes qui rentrent dans la formation de la valeur dans le
troisième capitalisme. 3°) C'est un levier de transformation considérable tant
des rapports marchands (sphère A) et des
rapports qui se forment dans la sphère économique publique (sphère B) , que des
rapports extra-économiques qui opèrent dans les sphères C et D. Mais pour
examiner ce deerniers points il faut analyser et ce sera notre quatrième partie
les objections qui sont adressés à cette transformation majeure du salariat,
dont je ne vous cacherai pas qu'elles tournent presque toutes autour de son
caractère "utopique".
IV
Les objections et les obstacles à une
transformation majeure de la forme salaire et du régime salarial par la
création d'un mécanisme généralisé de
revenu garanti inconditionnel.
Une
telle transformation suscite diverses objections souvent virulentes que nous
rappellerons rapidement sans nous y attarde longuement car nous avons examiné
cet aspect ailleurs[48].
Les
objections de principe
Les
premières objections qui sont opposées au droit inconditionnel au revenu déjà
défendu par W. Paine sont essentieellement religieuses ou morales. La nature
humaine étant naturellement mauvaise, le travail "gagné à la sueur"
de son front est la condition du salut. Affaibli, cet argument se transforme un
discours moral contre la paresse, "mère de tous les vices". Ces
vieilles objections réapparaissent, légèrement transposées dans une
argumentation sociologique particulièrement vivace et persistante en ces temps
de chômahe et de sous-emploi chronique :
le travail essentiellement pénible est pourtant constitutif de l'identité. Le
chômage est donc vu comme le responsable de la perte de repère, la
désocialisation des individus puis la perte du "lien social". Par
charité,nous ne nommerons pas les membres de ce choeur des lamentations. Ulrich
Beck, sauva récemment l'honneur de la profession en déonçant ce conformisme
affligeant qui exige que les chômeurs soient malheureux ou pervers. Mais ce qui
fait du chômage et de l'absence d'emploi fixe salarié ou pas, un fléau, ce
n'est pas l'otium laissé, horresco referens aux classes
"dangereuses", c'est la privation d'un revenu régulier qui permet de
satisfaire les besoins essentiels de l'être humain sans lesquels il se
transforme, au choix, en animal occupant 90 % de son temps à chercher ce qu'il mettra dans son assiette ou celle de
ses enfants, un toit pour dormir et s'abriter du froid, ou bien en proie des
sectes qui contre un niveau très bas, de subsistence, à peine vital, lui font
perdre tout sens critique.
La
deuxième objection éthique, moins protestante, s'oppose à l'attribution d'une
revenu d'existence universel et inconditionnel, parce qu'elle y voit la
tentative de création d'une société de "clients", à la façon de la
civilisation romaine, ce qui serait un moyen commode de désarmer la démocratie contestatrice dans un
univers de capitalisme néolibéral désormais sans frein. Le prolétariat se
trouve alors retransformé en "plèbe" romaine aussi
"incertaine" qu'elle. Cette objection beaucoup plus subtile est
finalement assez répandue au sein de la gauche révolutionnaire qui n'envisage
pas de révolution sans l'aiguillon de la misère[49]. On ne peut guère répondre
à cela que deux choses : un client des grandes familles romaines n'avait pas un
droit à disposer d'un revenu stable pour assutrer son existence. Le
clientélisme est justement plus répandu là où il n'existe que des pratiques
populaires de recherche d'une sécutrité du revenu et pas de droit reconnu de
façon générale et universelle. Partout où le welfare s'installe, le
clientélisme paternaliste recule. Mais cet argument a été repris également par
la droite classique qui veut "responsabiliser" l'individu qu'elle
juge déjà trop protégé par ...l'Etat et pas assez "inséré" dans le
marché. Ce qui est dénoncé, c'est un clientélisme d'Etat, un assistanat
généralisé. Là encore, l'attrribution
d'un revenu inconditionnel, universel, individuel, cumulatif avec
l'activité et garantissant un niveau de revenu suffisant pour vivre dans la
société, est probablement le meilleur instrument pour liquider les féodalités,
les passe droits innombrables qui
s'établissent sous la pression très fortes des multitudes désargentées et
d'autre part sur les réponses du pouvoir étatique ou local qui essaie
d'attribuer à quelques uns pour ne pas donner à tous. Sait-on par exemple,
qu'en dehors des mécanismes généraux de l'Etat-Providence (sécurité
sociale, assurances maladie, retraitre,
allocations familiales, allocation llogement), il existe 43 types d'aide qui
sont attribuables par les Caisses d'Aide Sociale de la Ville de Paris qui
redistribue ainsi 7 milliards de francs par an ? Il faut y ajouter les aides
diverses aux associations qui génèrent des emplois et des revenus. Le problème
n'est pas celui de "l'assistanat", qu'il vaudrait mieux nommer
socialisation croissante du revenu (plus du tiers du revenu d'un ménage ouvrier
provient de la redistribution du revenu après impôt), mais de l'absence de
contrôle démocratique, de l'opacité d'attribution des aides. Le revenu
d'existence à condition qu'il soit fixé à un niveau décent[50], présente un avantage
considérable : il permet d'entamer une réforme de l'enchevêtrement des statuts
digne de l'Ancien Régime, sans que les couches les plus défavorisées de la
population n'aient à craindre un
nivellement vers le bas du système actuel de protection sociale pour
insuffisant qu'il soit.
La
troisième objection de principe est celle qui la taxe d'utopique et de
dangereuse, car elle constituerait un gadget pour le Nord privilégié, tandis
que le Sud, et l'immense majorité des habitants de la planète se débattent
encore dans un univers de pénurie et de rareté de.. travail. Comment les Pays
du Sud accepteraient-ils une norme sociale aussi draconnienne que celle d'une
garantie de revenu ? Ils refusent déjà, comme ils viennent de le faire à Doha,
la moindre limitation au commerce international reposant sur des critères
éthiques comme le respect de l'interdiction du travail des enfants, la
reconnaissance de syndicats lindépendants des employeurs, des niveaux de
salaires décents pour ceux qui ont un travail, pour ne pas parler du respect de
l'environnement ? La réponse à cette objection nous fait entrer un peu plus
sérieusement dans le coeur du raisonnement économique. On répondra à deux
niveaux. Ce gadget de privilégié constitue en fait un levier véritable, au sein
même du fonctionnement du capitalisme actuel, qui est ce qu'il est,
c'est-à-dire tout sauf une entreprise de justice, d'u n rééqulibrage Nord/Sud.
Actuellement les pays du Nord, non content d'accumuler les nouvelles richesses
cognitives, veuylent de surcroît conserver les emplois industriels banals. Ils
pratiquent un protectionnisme déguisé (dit indirect) en retenant des emplois
qui autraient depuis longtemps été transférés au Sud, si précisément
l'essentiel de la protection sociale ne reposait pas comme elle le fait
actuellement sur l'emploi salarié. Tant que la plupart des droits directs (
protection sociale du travailleur) et dérivés ( protection sociale accordée aux
dépendants du travailleur) sont liés à l'emploi ( par le mécanisme du
financement de ladite protection sociale à partir des cotisations prélévées sur
les salaires) les salariés des pays développés se battent avec les employeurs
pour le maintien de l'emploii dans le Nord. C'est le cas notamment des
industries de bas salaires et de productioin manufacturière dont un récent
rapport de l'OCDE reconnaissait que 80 % des emplois la réalisant en Europe
Occidentale étaient délocalisables vers pratqiuement n'importe quelle partie du
monde. La création d'un revenu universel dans le Nord, cumulable avec
l'activité, entraînera une crise majeure de recrutement pour les industries à
bas salaires du Nord.
Et
c'est tant mieux ! Nous n'avons pas à défendre l'emploi en tant que tel car ce
type de raisonnement, dernier refuge du protectionnisme au Nord), conduit tout
droit aux programmes d'armement, puis à la guerre.
La
deuxième raison est un argument qui tient au Sud lui-même. Il y a bien u ne
trappe au chômage : llorsque des salariés peuvent cumuler un revenu d'existence
décent et un revenu d'activité ils deviennent beaucoup plus exigeants en
matiètre de salaire de conditions de travail.
Et
là aussi c'est tant mieux.
Ce
que nous avons dit du Nord vaut pour le Sud. Les raisons de non développement
au Sud, ne tiennent pas à de l'absence d'emploi ou de travail, mais au niveau
trop faible des salaires, à l'accaparement des ressources créées par des
profits non réinvestis dans le social, dans l'environnement ( la potabilité de
l'eau par exemple, la santé de la population). Or nous savons que sans
organisation d'une solvabilité des marchés de la santé de l'éducation, de la
formation, il ne s'instaure presque jamais un cercle vertueux entre la
production de marchandises et l'élévation de la richesse sociale du plus grand
nombre. Le principe du revenu universel (à des niveaux différents selon le
degré de développement des pays évidemment) dans le Sud aurait un effet radical pour briser le cercle
vicieux du sous-développement encore dramatiquement accéléré ces vingt
dernières années par les plans d'ajustement structurels, la baisse des
investissements publics.
J'en
terminerai avec les objections de principe en ajoutant que les plus rétifs à
une telle transformation sont paradoxalement les marxistes traditionnels qiui
ont érigé la loi de la valeur travail comme un dogme ricardien et
macnchesterien. Ils se retrouvent dans le troisième capitalisme comme des
poissons hors de l'aquarium où ils évoluent à l'aise.
Les obstacles : objections de faisabilité
Les
objections de faisabilité ne manifestent pas d'hostilité en principe et de
principe à cette transformation radicale du salariat, j'ai envie de dire à cet
affaiblissement radical de la contrainte au salariat. Pourtant certaines
de ces objections techniques sont en fait des objections de principe.
La
première et la plus importante est celle dite de l'effet Speenhamland du nom de
la dernière législation anglaise des lois sur les pauvres ( 1795-1836). K.
Polanyi (et par la suite A. Gorz jusqu'au tournant de son dernier livre) l'ont
résumé comme suit : la reconnaissance
par les juges anglais d'un droit à un revenu à un homme valide et en âge
d'activité en dehors des villesn contre quelques contreparties n'ayant plus
rien à voir avec la mise au travail obligatoire dans les Workhouses, a
été finalement le moyen pour le capitalisme anglais de s'assurer d'une main
d'oeuvre payée très peu car son salaire devenait un salaire d'appoint. C'était
donc la forme modernbe de l'armée de réserve. J'ai démontré ailleurs combien
cet argument était faux[51]. Faux historiquement, et
faux en général. Speenhamland couronna deux siècles de lutte acharnée des
pauvres (des prolétaires) à ne pas devenir des ouvriers de manufacture. Le
premier capitalisme ne parvint pas à faire travailler le Nord, il constitua la
première classe ouvcrière de plantation dans le Sud et à l'Est avec l'esclavage
et le second servage. L'abolition des lois sur les pauvres et du droit à la vie
comme l'appellat la sagesse populaire anglaise, marqua au contraire le triomphe
du capitalisme de fabrique qui craignait comme la peste son extension aux
grandes villes.
Grâce
à Speenhamland il n'y eut pas d'armée de réserve dans le Sud de l'Angleterre. A
un niveau plus général, il n'y a pas, sauf exceptions de très courte durée, de
phénomène économiquement démontré qu'on appelerait l'armée de réserve
industrielle[52].
Une
autre objection courramment opposée est celle de l'invasion du nord par le Sud
si un pas aussi important pour la libération de l'humanité était instauré. Il
est amusant de constater que les arguments ne se renouvellent pas. Lorsque la
ville de Gand au XVI° siècle mit en place une véritable assistance des pauvres
financée par le budget de la Ville, le critère d'appartenance à la ville fut
opposé à celui de résidence car les echevins craignaient une invasion par tous
les pauvres de tous les pays voisins. Luther en iira l'exécrable principe que
nous avons le devoir de nous occuper de nos pauvres et pas de ceux de nos
voisins. Inutile d'ajouter que malgré l'existence d'un statut favorable aux
pauvres Gand ne fut pas plus envahie, que le Nord ne l'est par l'émigration.
Tout au plus, l'exemple de Gand fut-il rapidement suivi par d'autres cités (
dont Lyon). Ajoutons aujourd'hui que l'instauration généralisée de ce principe,
y compris dans le Sud est le seul facteur capable de freiner efficacement
l'ampleur des flux migratoires (qui est forte pour les pays d'émigration et
très faibles pour les pays d'immigration.
Venons-en
aux objections de pure faisabilité.
Elles
se concentrent essentiellement sur les questions de coût et de financement avec
un argument complémentaire : le moment serait particulièremen,t mal choisi car
l'Etat Providence est en crise grave ; il n'arrive déjà pas à financer son
avenir correctement.
L'instauration d'un revenu inconditionnel d'existence selon
les caractéristiques définies plus haut, représent une véritable révolution
tranquille de la société, du salariat et du capitalisme.
Nous
avons calculé que 4000 F. attribués à l'ensemble des Fançais (y compris
résidents permanents) conduit à une dépense de prêt d'un tiers du PIB. Je passe
sur les détails techniques qui n'ont aucun intérêt ici. Il s'agit d'un coût
énorme en effet.
Mais lors du passage au Welfare State, il en alla
exactement de même. Et visiblement les économies et les Etats ont survécu. Il
est exact que le système actuel ne peut pas financer une telle mesure, mais il
convient pour faire un raisonnement complet ( et pas ceteris partibus sic
stantibus, cet asile de l'ignorance des économistes) de tenir compte de deux choses : les
transformations actuelles du capitalisme, sa redéfinition radicale des
richesses qui attend toujours un théroie nouvelle de l'impôt etg de la
rédistribution. Deuxièememnt des effets positifs d'un tel système sur la
création de richesse en général.
Oui
l'économie politique est otalement à repenser et à refaire.
Etant
donné la crise actiuelle du Welfare State faut-il différer ce reexamen radical
de perspective. Ma réponse est evidemment non. C'est la gravité de la crise(
pas celle du fiancement ) mais celle de la perte de légitimité politique du
système actuel face aux transformations du capitalisme et de la société qui
rend cette utopie profondément transformatrice, efficace et actuelle.
Ends
* Yann Moulier Boutang est professeur de sciences économiques à l'UBS. Il enseigne également à l'Institut d'Études Politiques de Paris. Il est membre du Laboratoire ISYS-Matisse (URM 85-95 CNRS-Université de ParisI). Il dirige la Revue Multitudes (Exils, Paris)
[1] Pekka Himanen (2000)
[2] MOULIER BOUTANG, Yann, (2000), " Globalizzazione e
controllo della mobilità nel capitalismo storico", in S.Mezzadra - A.
Petrillo (a c. di), ), I confini della globalizzazione. Lavoro, culture,
cittadinanza,
Milano, Manifestolibri, Roma, pp. 67-87.
[4] Sur la mutation du capitalisme marchand et esclavagiste au capitalisme industriel voir Yann Moulier Boutang (1998A et D, 1997 A, 1999 A, 2001 D et F) ; sur les transformations salariales actuelles du travail immatériel du marché du travail, de l'entreprise, sur la protection sociale Y. Moulier Boutang (1996, 1990 B, 1998 C, 2000 C, 2001 B et C, 2000D) ), sur la mobilité, la globalisation Y. Moulier Boutang (2000 A, 2001 B) ; sur la mutation de l'économie politique Y. Moulier Boutang (1997 B),
[6] Sur le travail immatériel, voir M. Lazzarato (1992, 1997)
[7] D. Sichel (1997), R.E. Litan & w.A. Niskanen (1998).
[8] Voir P. Drucker (2000).
[9] Voir Greewood J. (1997), J. Lojkine (1997)
[10] Voir la contribution d'A. Corsani dans ce volume.
[11] Voir les contributions de
C.Vercellone et de R. Herrera dans le présent volume.
[12] Voir C. Freeman & L.
Soete(1997).
[13] L'endogénéisation du progrès tecnique dans les modèles de croissance endogène, ainsi que les théories évolutionnistes de la firme enregistrent chacun à leur niveau (macro et micro) cette transformation. Sur la croisance endogène et une réévaluation sérieuse du progrès technique et de ses modalités voir B. Amable & D. Guellec, [1992] ; B. Amable B. & B. Verspagen (1995) ; B. Amable & P. Petit (1997) ; D. Archibugi & J. Michie, (1997).
[14] Voir E. Rullani et L. Romano(1998) et E. Rullani (2000)
[16] Voir B. Arthur (1989), Lundvall (1988), J.B. Delong & A.M. Froomkin A. [ 2000]
[17] Voir P. Petit ( 1998 A et B), P. Moatti & E.M. Mouhoud (1992) ainsique E. M. Mouhoud dans le présent volume.
[18] Voir M. Aglietta (1998), F. Chesnais (1999) et A. Orléan (2001) et C. Marazzi (1999).
[19] Voir par exemple les
analyses du toyotisme ou ohnisme par B. Coriat (1991) ; sur les analyses du
cycle court voir Corsani, A., Lazzarato, M., Negri A. & Moulier Boutang, Y. [1996]
[20] Voir sur le sujet est P. Veltz (1994), voir aussi B. Pecqueur (1996), A. Corsani (1999) et E. Decoster (1996).
[21] Voir l J. Barraux(Dir.)(1997), B. Coriat & D.Taddei (1993).
[22] J. Barraux, 1997, p. 98
[23] R. Nelson & P. Romer (1998)
[24] Voir Y. Moulier Boutang, (2001A , 2001 B).
[25] Voir les travaux de Nonaka sur l'entreprise apprenante.
[26] Voir P. Veltz (2000) et le travail le plus complet à ce jour de Manuel Castells (1996), voir aussi P. Levy (1994)
[27] Pour la description, voir les travaux de J. Rivkin (1995) de R. Reich (1991) S. Lash & J. Urry (1994); pour une interprétation d'ensemble, C. Marazzi (1997) et M. Lazzarato (1992, 2000)
[28] Voir M. Dantas (1996 et 2001)
[29] Voir A. Supiot (1994 et 1999), Y. Moulier Boutang (2001A).
[30] Voir F. Favennec-Héry[1996], M. Lazzarato (2002)
[31] Pour une reconnaissance du rôle croissant des externalités ou effets externes voir évidemment Kenneth Arrow (1962), mais aussi M. Aglietta (1997) et Y. Moulier Boutang (1997 et 2001B).
[32] Voir Y. Moulier Boutang (1997)
[33] Sur la littérature évolutionniste de la firme voir G. Dosi (1996) et l'état des lieux dressé par B. Paulré (1997)
[34] Voir A.-B. Lundwall (1985 et 1988), B. Artur (1989), P. Jollivet (2000 et 2001)
[35] Voir B. Paulré (2000)
[36] Voir J.B. DeLong (1997) et Delong, J. B. & Froomkin A. Michael, [2000], A. Kirman (1998); plus polémique voir Kelly, K., [1998] ou plus orthodoxe voir Shapiro, Carl & Varian Hal, [1998].
[37] La solution de la discrimination des prix conduit au monopole.
[38] Voir Y. Moulier Boutang (2001C).
[39] Voir J. Rivkin (1998)
[40] Voir pour cette irruption du paradigme écologique, R. Passet (1996).
[41] Une économie externe positive ou négative est générée si une transaction marchande T1 entre l'agent X et Y génère un effet positif ( plaisant ou déplaisant) pour un troisième agent Z ( ou un groupe d'agents) sans que Z ne reçoive une compensation financière pour le déagrement subi ou au contraire n'ait à payer une partie ou la totalité des aménités dont il a bénéficié. La notion d'externalités apparaît chez Alfred Marshall pour expliquer la croissance.
[42] L'une des visions la plus remarquablement lucide de cette transformation se trouve dans les deux ouvrages de J. Rivkin, Le siècle biotech ( 1998) et L'âge de l'accès, La révolution de la nouvelle économie, (2000)pp. 19-21
[43] Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage de 1998 où nous discutons longuement le coût respectif des esclaves, des engagés blancs et des salariés libres (chapitre 9) .
[44] Voir sur ce sujet le beau livre de P. Topalov sur la Naissance du chômage.
[45] Sur cette question on se reportera aux analyses magistrales de Maurizio Lazzarato sur la psychologie économique de Gabriel Tarde ( à paraître en 2002 aux Empêcheurs de penser en rond, Le Seuil)
[46] Il ne s'agit pas là d'une oppositioin entre culture des élites et cultures populaires, mais de l'opposition entre transculturation (métissage) élitaire et populaire et imitation répéttitive de l'acculturation à travers la production de biens marchand s "culturels".
[47] Voir pour un critique des théories néolibérales de l'allocation universelle les travaux de C. Vercellone
[48] Voir Y. Moulier Boutang (2001 C)
[49] Je me souviens de discussions amicales avec Pierre Souyri , (senior, le spécialiste de la Chine ), longtemps membre de Socialisme et Barbarie, sur cette revendication du revenu garanti dans les annéées soixante-dix. Il m'opposait ses réserves en formulant cette objection.
[50] Par niveau décent on parlera par exemple d'iune foruchette se situant entre 4000 et 6000 F. par individu ( l'Association Agir contre le Chômage réclame un revenu équivalent au Smic et les Verts français ont voté un programme au niveau national de Revenu Social Garanti de 4500 ).
[51] Voir Y. Moulier Boutang (1998) le chapitre 12 de ma thèse.
[52] Je renvoie à ma thèse (1998) mais aussi à ( 1996) et (2001)